Après plus de trois mois d’Asie, nous voici donc, le 8 janvier, en route vers l’Afrique. Dès Madrid, où nous faisons escale, le ton est donné : nous ne sommes que quelques toubabs (c’est ainsi que les Sénégalais appellent les « Blancs ») au milieu de tous les « Noirs », en costumes ou en boubous. Dans l’avion, on ne retrouve pas l’atmosphère feutrée de la plupart des vols. Ici, les passagers s’interpellent d’une rangée à l’autre, la discussion est animée. Ils mélangent le wolof (le dialecte majoritaire du Sénégal) et le français, ils parlent des prochaines élections (26 février). Le ton monte régulièrement, on craint à tout moment que ça ne dégénère en disputes, mais la rigolade finit toujours par l’emporter. Bruno et moi sommes sollicités par quelques voyageurs pour remplir leur fiche de police, ils ne savent probablement pas écrire. Après près de 4 heures de vol dans cette atmosphère survoltée, nous atterrissons enfin, vers 22.30 heures à l’aéroport de Dakar, d’où nous téléphonons à Ali, notre hôte des 4 jours suivants, pour qu’il vienne nous chercher. Il est passé minuit lorsque, exténués, nous découvrons l’appartement que nous lui avons loué à N’Gor, un village de pêcheurs au bord de l’océan, en périphérie de Dakar. Nous constatons d’emblée ce à quoi nous nous attendions : pour une quarantaine d’euros en Asie, le luxe s’offrait à nous alors qu’on en est loin ici. Mais nous nous affalons sur nos lits, le déferlement des vagues sur les rochers nous endort aussitôt.
Au petit matin, le spectacle qui s’offre à nous depuis notre terrasse sur le toit est plutôt désolant. Les rochers que nous surplombons sont jonchés de détritus. Des enfants y jouent pieds nus, cherchant des trésors de fortune dans les ordures. Ali, dépité, nous explique que le camion-poubelles a beau passer tous les jours à l’entrée du village, les villageois ne prennent pas la peine d’y amener leurs déchets. Tous les 2-3 jours, un feu est allumé sur les rochers, on y jette ordures ménagères, plastiques, caoutchoucs,… L’environnement est loin d’être une priorité ici. Le village n’est pas plus réjouissant. Dédales de ruelles étroites et sales, maisons de fortune… Sur la plage, les rapaces (nous n’en avons jamais vu autant…) se disputent les déchets de poisson et les moutons se promènent entre les pirogues. Quelques enfants nous saluent, quelques hommes âgés également, mais de manière générale, nous suscitons l’indifférence. Là aussi, on est loin de l’Asie où nous étions fatigués de répondre aux « hello ! »…
Une simple pirogue permet heureusement d’échapper à ce triste décor pour se rendre à l’île de N’Gor, juste en face. Le petit resto en bord de mer, les ruelles fleuries aux noms évocateurs (« passage des amoureux »,…), les peintures et sculptures que des artistes loufoques ont disséminées ça et là, la jolie plage et le pélican, presqu’aussi grand que Thibault, qui s’y promène sans crainte, suffisent à nous remonter le moral.
Une autre île également, l’île de Gorée que l’on rejoint en ferry depuis Dakar, nous plaît beaucoup. Même si son rôle durant la période de l’esclavage a été exagéré, elle n’en demeure pas moins associée à cette époque tragique. On y visite la Maison des Esclaves, où étaient enfermés ceux-ci pendant près de trois mois, dans des conditions inhumaines, avant d’entamer leur voyage sans retour vers le Nouveau Monde. Comme sur l’île de N’Gor, les maisons colorées, les bougainvilliers qui fleurissent partout, la gentillesse des habitants dégagent une telle atmosphère que nous regrettons de ne pouvoir y passer la nuit…
Le vendredi 13, nous quittons Dakar pour descendre en Casamance, en croisière de nuit. La Casamance, surnommée « le grenier du Sénégal » à cause de la fertilité de ses sols, est située à l’extrême sud du pays, en-dessous de la Gambie, elle-même enclavée dans le Sénégal. Son isolement et ses particularités ont été, dans les années 90, à l’origine de tendances séparatistes qui ont parfois tourné à la guerre civile. Peu à peu, les rebelles indépendantistes ont fait place aux coupeurs de route et pillards qui ont contribué à l’instabilité de la région. Aujourd’hui, bien que les conflits se soient dans l’ensemble apaisés, il reste des zones non contrôlées par l’armée et la Casamance continue à souffrir de sa mauvaise réputation. Sans compter que les investisseurs du nord et du centre du Sénégal n’ont pas toujours envie de voir se développer le tourisme dans cette région qui a tout pour plaire. Sur les forums de voyages, il suffit donc d’en évoquer le nom pour voir naître la polémique et se voir dissuadé d’y aller. Il faut être fameusement motivé pour s’y rendre… et nous le sommes. Car, outre la luxuriance de la région, les Casamançais sont, dit-on, particulièrement accueillants. Ils ont besoin des touristes et sont reconnaissants envers ceux qui « s’aventurent » chez eux.
Nous embarquons donc le vendredi soir à bord de l’Aline Sitoé Diatta, un bateau flambant neuf qui assure la liaison Dakar – Ziguinchor deux fois par semaine. Depuis le naufrage du Joola en 2002 qui a fait près de 2000 victimes à cause d’un problème de surcharge, les consignes de sécurité sont appliquées à la lettre et c’est à 7 ou 8 reprises que nous devons présenter nos passeports. La cabine 4 places que nous avons réservée est impeccable. Sur le pont arrière, les discussions sont animées, sur fond de musique sénégalaise. Les souvenirs du bac qui nous amenait à Moanda, où nous avons passé certaines vacances au Zaïre, me reviennent. Après une excellente nuit, nous arrivons dans l’embouchure du fleuve Casamance et les dauphins sont au rendez-vous pour célébrer notre arrivée. Certains nous accompagnent sur une longue distance, c’est magnifique !
Nous naviguons encore deux bonnes heures sur le fleuve, bordé de mangroves d’où l’on aperçoit bon nombre d’oiseaux, et arrivons en fin de matinée à Ziguinchor. Il y a beaucoup de militaires et lorsque nous nous arrêtons devant une guérite pour consulter notre plan, nous sommes vertement priés de déguerpir. Nous ne nous faisons pas prier et nous installons au «Flamboyant », un bel hôtel à prix très raisonnable. Il fait très chaud et nous profitons bien de la piscine.
Le lendemain, nous visitons la ferme aux crocodiles de Djibélor, à 6 km de Zig. Si les reptiles sont impressionnants, l’endroit est désert et négligé et nous ne nous y attardons pas. Le hic, c’est que le chauffeur de taxi qui a promis de venir nous chercher nous fait faux bond, la route est très peu fréquentée et nous sommes bons pour rentrer à pied. A l’entrée de la ville, un poste de police… Je réalise que nous n’avons pas nos passeports sur nous et craint que ce ne soit un prétexte pour nous racketter. Nous faisons profil bas en passant devant eux et ils nous regardent à peine. Ouf…
Le 16, il est convenu que le campement villageois d’Elinkine, notre prochaine étape, envoie un taxi pour venir nous chercher. En l’attendant, Bruno et moi allons au port acheter nos billets de bateau pour le retour à Dakar, prévu le 9 février. C’est lundi, les étudiants sont dans la rue. Il y en a tout un attroupement à proximité de l’hôtel lorsque nous revenons du port. A peine rentrés, nous entendons des cris. Les étudiants réclament leurs bourses promises depuis la rentrée. La manifestation dégénère, des détonations retentissent. Pétards ? Coups de feu ? Sur la terrasse de notre chambre, nous sommes aux premières loges mais nous préférons ne pas nous exposer et nous réfugier dans la chambre des enfants. Au bout d’1/2 heure, tout se calme, les étudiants se dispersent, nous mettons le nez dehors… Des convois de militaires, armés jusqu’aux dents, passent sous notre terrasse. Bruno fait mine de les filmer discrètement, mais je m’y oppose. Inutile d’aller au-devant des ennuis si nous sommes surpris… Le lendemain, nous apprendrons que la milice a tué un étudiant…
Vers 13 heures, Rambo le taximan vient nous chercher et nous amène au campement d’Elinkine. Les campements villageois, nés en Casamance, sont des petites structures d’hébergement dans le style traditionnel, construites et administrées par la communauté locale qui profite directement de ses revenus. Le nôtre est situé au bord d’un bolong, un de ces innombrables chenaux colonisés par la mangrove et formant un véritable labyrinthe au sein du delta du fleuve Casamance. Six cases rondes au toit de chaume et un restaurant où l’on mange ensemble le menu unique autour d’une grande table… Nous choisissons de nous y poser une semaine, pour prendre le temps de nous immerger dans le village tout en permettant à Bruno de préparer ses commandes et aux enfants d’avancer dans leur scolarité. Le campement offre en outre un formidable terrain de jeux à ces derniers : ils ne se lassent pas de courir au milieu des petits crabes pour les voir tous disparaître sous le sable, de grimper sur le cocotier qui pousse de travers, d’observer les petits crocodiles dans leur bassin, allant jusqu’à les tenir en suivant les directives de Luc, le gérant du campement.
Dès le lendemain de notre arrivée, nous faisons la connaissance de Sylvie, une Française amoureuse de la Casamance. Elle a rendez-vous avec un ami sénégalais et nous amène chez lui : une grande cour donnant sur six chambres, dans lesquelles vivent une trentaine de personnes. Nous sommes chaleureusement accueillis et le thé nous est offert. Les enfants jouent au foot et aux billes avec ceux de la maison. Le lendemain, nous y retournons pour aller chercher un genre de nougat d’arachides que la mama a préparé pour nous. Cette fois, c’est dans la maison que nous sommes introduits, ou plutôt dans sa chambre qui fait en même temps office de salon. Tous les enfants nous y rejoignent, nous devons être une vingtaine dans cette pièce, et chacun veut être photographiés avec nous.
Nous visitons également l’école maternelle laïque d’Elinkine, qui a pu ouvrir ses portes à la dernière rentrée grâce aux bénéfices du campement villageois (avant cela, les enfants n’avaient d’autre choix que de fréquenter l’école coranique ou de rester à la maison). Trois jolies petites classes, mais peu de matériel… Quelques mosaïques apportées la veille par des touristes, une ardoise et une craie par enfant, des petites chaises qui font office de table… Mais les instituteurs sont motivés, et quel accueil ! Nous avons l’impression d’être des stars au milieu de leurs fans… Nous nous rendons ensuite à l’école primaire. C’est la récré, les instituteurs sont rassemblés en-dessous du grand baobab. La conversation s’engage avec Djibril, l’instit de CM1 (= 5ème primaire) mais aussi administrateur du campement et très impliqué dans la vie collective du village. Après la récré, il emmène Thibault avec lui pour le présenter à ses élèves, tandis que Damien part avec celui de CM2. Djibril propose ensuite d’amener les enfants à l’école ce lundi pour la matinée.
C’est donc ce matin que nous les y avons amenés, à la fois excités et un peu anxieux, apportant en cadeau deux ballons de foot pour la récré. D’abord Thibault, en CM1, puis Damien, en CM2. Il est maintenant 11 heures, c’est l’heure de la récré, nous les récupérons à 13 heures, curieux de savoir comment ça s’est passé. La suite dans le prochain article…