Voici près d’un mois que nous sommes en Casamance et la perspective de la quitter ne nous enchante guère. Nous avons même
repoussé la date de notre remontée vers Dakar, nous accordant ainsi quelques jours de plus dans cette région attachante.
Nous vadrouillons de village en village, de campement en campement, nous déplaçant en pirogue, en clando (voiture
particulière) ou en taxi brousse, dans lequel s’entassent une bonne dizaine de personnes, bagages et chèvres sur le toit. Chaque village, chaque campement a ses particularités, nous offre telle
ou telle expérience, telle ou telle rencontre marquante. Pas de paysages époustouflants, pas de vestiges du passé grandioses, mais une chaleur humaine exceptionnelle ! Partout, les
conversations se lient spontanément, gratuitement, nous avons rarement été aussi peu sollicités pour notre argent. Il nous est arrivé de demander notre chemin à une famille en train de manger
autour du bol, nous étions aussitôt invités à partager leur repas.
Il y a Elinkine, le petit village de pêcheurs. Sur la plage, ceux-ci s’affairent à charger leurs pirogues de bacs de
glace et de provisions. Ils sont Sénégalais, Gambiens ou Guinéens. Ils partent en mer pour une quinzaine de jours, pêcher le requin qui sera amené par camion au Ghana, puis exporté vers l’Asie où
on en raffole. Le départ se fait dans la discrétion car il ne faudrait pas qu’un voisin ou un pêcheur jaloux ne prie le marabout de jeter un sort à l’embarcation pour que la sortie tourne au
cauchemar : un accident, un malade, une pêche infructueuse seront en effet attribués au marabout, les croyances animistes et superstitieuses sont encore très vivaces chez les Diolas.
Nous aussi, nous partons à la pêche, mais pour une demi-journée, et sur les bolongs. Ici, pas de requins, mais des
poissons qu’on pêche à la ligne. Nous avons cependant dû être maraboutés car seul Damien parvient à attraper une carpe rouge d’une trentaine de cm. Il est fier comme Artaban, nous nous ferons un
plaisir de la déguster grillée. Sur la berge du bolong, nous apercevons un crocodile qui mesure un bon deux mètres. Il paresse au soleil, la gueule grande ouverte. Augustin le piroguier nous
apprend que, contrairement au caïman, le crocodile n’a pas de langue. Il ne peut donc pas manger sa proie dans l’eau mais doit l’assommer de sa queue ou de sa tête avant de l’amener sur la berge
pour l’y dévorer. C’est toujours intéressant de savoir à quelle sauce on serait mangé, le cas échéant…
Il y a Djibril, l’instituteur de Thibault, qui se confond en remerciements pour avoir amené les enfants à l’école. Et les
villageois qui nous saluent comme de vieux amis, mais qu’on est gênés de ne pas toujours reconnaître parce que pour nous, tous les Noirs se ressemblent…
Il y a l’île de Karabane, que l’on atteint après une demi-heure de traversée du bolong, dans une pirogue publique
surchargée au possible. Nous logeons chez Helena, nos chambres donnent directement sur une jolie plage de sable blond. Nous y goûtons nos premières huîtres sénégalaises, on les
« récolte » sur les racines des palétuviers, dans la mangrove, et on les mange grillées. Il y a Helena, un personnage celle-là, adorable et autoritaire à la fois ! Elle
impressionne les enfants lorsqu’elle les sermonne au sujet d’une grève de la soif qu’ils viennent d’entamer pour une broutille. Et le petit Jules, poupon noir de 4 mois, dont les sourires
nous font fondre mais qui rouspète quand sa maman l’attache dans son dos. Si ce n’était l’insalubrité des chambres, l’île aurait un petit goût de paradis…
Il y a Oussouye, et le campement Emanaye. Une dizaine de chambres réparties dans une jolie case à étages dont les murs en
terre prennent une magnifique couleur dorée à la tombée du jour. Nous y retrouvons Bernard, un sympathique belge rencontré à Elinkine, qui a enseigné dans une mission zaïroise dans les années 70.
Il y a Elisabeth, la maîtresse des lieux, toute en rondeurs et magnifique dans ses boubous colorés, qui démarre au quart de tour quand elle entend trois notes de musique ; les gamins du
quartier, qui apprennent à Thibault comment pousser une roue avec un bâton ; et ce père de famille rencontré au bui-bui du coin, qui tente longuement de sensibiliser Damien à ses
responsabilités d’aîné, oubliant que celui-ci n’est encore qu’un enfant et que les deux frères n’ont que 18 mois d’écart.
Nous visitons la ferme aux noix de cajou où une jeune femme nous explique les cinq phases de traitement du précieux
fruit. On en comprend mieux le prix élevé… Ainsi que le village potier d’Edioungou, où nous passons un bon moment à rire avec les trois femmes qui nous expliquent qu’entre deux réalisations,
elles ne se privent pas de boire une lampée de vin de palme pour travailler dans la bonne humeur… Entre les deux villages, mal indiqués, nous sommes tour à tour guidés par un jeune étudiant et
une mère de famille. Ils délaissent leurs activités pour nous accompagner et faire un brin de causette, ils ne demanderont rien pour le service…
Il y a le campement d’Enampore, immense case à impluvium comme on en trouve beaucoup par ici. L’eau de pluie se déverse
dans un grand réservoir au centre de la case ronde, grâce à une ouverture aménagée dans le toit, laquelle laisse aussi passer une lumière diffuse, précieuse dans ces bâtisses dépourvues
d’électricité. Nous visitons une case habitée par six familles apparentées. Chaque famille a sa chambre autour du centre. On se plaît à imaginer la vie entre cousins, la cuisine entre sœurs, les
veillées qui réunissent toute la famille autour du feu …
Et puis, il y a Chicco, le jeune piroguier qui nous a été recommandé par une correspondante sur Voyage Forum. Nous le
rencontrons à Oussouye. 26 ans, bâti comme un athlète, des tresses à la Bob Marley. Nous avons convenu de passer trois nuits chez lui, à Djiromait, nous ne savons pas trop à quoi nous attendre…
En chemin, il tient à nous présenter son père, proviseur au collège de M’Lomp, à qui il voue un respect sans bornes. On le comprend, c’est un homme éduqué et plein de sagesse avec lequel nous
partageons beaucoup d’idées.
Nous poursuivons notre route vers Djiromait. Après quelques kilomètres, la route s’arrête en pleine campagne. Il nous
faut continuer à pied, dans le sable, sur quelques centaines de mètres. Nous laissons là nos valises, Chicco viendra les récupérer en pirogue (nous sommes en bord de bolong). Quelques bicoques en
paille et banco avant d’atteindre la sienne, la dernière du hameau. Une maison en béton, portes, fenêtres et toit en tôle ondulée. Pas d’électricité, pas d’eau courante, pas de toilettes. Devant
la maison, face au bolong, canards, cochons et poulets-bicyclettes (surnommés ainsi parce qu’il faut se lever tôt pour parvenir à les attraper…) se promènent en toute liberté. Derrière, c’est la
maison de Bouba et de sa famille. Les hommes viennent nous saluer, les femmes s’affairent en cuisine, les enfants accourent, curieux. Notre séjour s’annonce bien pittoresque…
Il a construit sa maison en ne comptant que sur lui-même et rêve d’y loger ses clients. Il met tout en œuvre pour
aboutir, croit fermement à son projet tout en gardant les pieds sur terre. Mais même modeste, il nous semble loin du but : comment attirer des clients sans un minimum de confort ? Et
comment financer un minimum de confort sans clients ? C’est l’injuste quadrature du cercle…
Chicco nous amène à la Pointe Saint-Georges, pour aller voir les lamantins, un genre d’éléphant de mer en voie de
disparition. Il n’a pas les moyens de se payer une pirogue à moteur, et donc il rame… Nous pesons 200 kgs à nous 4, ce n’est pas rien… Par acquis de conscience, nous tentons de temps en temps de
le seconder mais nos efforts ne sont pas très efficaces. Il ne se plaint cependant pas, il continue à rire, et à chanter en diola… La balade est agréable, nous voyons beaucoup d’oiseaux, des
pélicans, des échassiers, des marabouts… Quelques dauphins également. Et bien sûr, les lamantins, que l’on observe depuis la berge.
A peine rentré, Chicco s’affaire pour aller chercher de l’eau au puits à 400 mètres de là et préparer à souper. Pendant 3
jours, nous ne mangerons que du riz accompagné de crevettes, de poisson ou d’huîtres que Bruno et lui vont chercher dans la mangrove. Car ici, la viande est un luxe et les légumes ne poussent pas
facilement en bord de bolong. Nous mangeons à la lueur des bougies et des torches et apprenons à connaître Chicco. D’une enfance difficile, d’une adolescence révoltée, il a su se relever la tête
haute. Ce garçon nous touche énormément. Nous apprécions chez lui son courage et sa détermination, sa prévenance, sa générosité, les valeurs auxquelles il croit. Entre les enfants et lui se
nouent des liens sincères, presque fraternels… Il leur donne un surnom diola, comme le veut la coutume : Ecobol pour Thibault, Eïlon pour Damien. Ceux-ci l’arborent fièrement, comme un
totem.
Le lendemain, Chicco nous amène en balade dans les environs immédiats. C’est un bel endroit, on se croirait dans la
savane au milieu des herbes desséchées et des baobabs. Nous partons retrouver deux de ses amis, récolteurs de vin de palme. Il faut les voir grimper au faîte du palmier pour recueillir les
bouteilles qu’ils ont placées le matin, dans lesquelles s’écoule la sève blanche et mousseuse. A ce stade, avant fermentation, la teneur en alcool est minime. Le breuvage est versé dans un pot et
l’un après l’autre, enfants inclus, nous nous passons la louche en bois de rônier pour y goûter. Il a un arrière-goût de cidre. Chicco en achète une bouteille, ses voisins ont promis de venir
jouer du djembé le soir même.
Nous nous retrouvons autour du feu ; trois amis de Chicco sont là, sans djembé parce qu’ils n’ont pas les moyens de
s’en acheter, mais les bidons en plastique dans lesquels on puise l’eau feront l’affaire. On ne se lasse pas de les écouter, on va même chercher d’autres bidons pour se joindre au concert. Ils
chantent en diola et improvisent des chansons autour de nos surnoms.
Avant de quitter Chicco, nous acceptons sa proposition d’assister avec lui à la fête de la récolte du riz à M’Lomp. C’est
un week-end de luttes traditionnelles, un sport extrêmement populaire au Sénégal. En Casamance, la lutte est plus axée sur la technique que sur la force. Je n’aime pas trop les grands
rassemblements mais Bruno et les enfants tiennent à y aller. Pendant que se rassemblent lutteurs et spectateurs du village, Chicco nous amène chez sa tante où, dans la cour, entre les
cochons et les poules, les femmes et les fillettes se font belles. L’une d’elles m’offre du vin de palme. Elles rigolent bien. Nous les quittons pour rejoindre le lieu de rassemblement. Je
suis la seule femme. Les lutteurs s’habillent d’un simple pagne et de gris-gris, certains spectateurs sont déguisés en femme ; si j’ai bien compris, ce sont les mariés de l’année. Il y a des
plumes de poulet partout, à cause des sacrifices qui ont eu lieu la veille et auxquels n’ont pu assister que les initiés. Un groupe d’hommes se met en cercle et se passe le bol de vin de palme.
Une fois le cercle défait, nous y avons droit également. Certains ont déjà quelques longueurs d’avance…
Une fois les lutteurs prêts et les rituels accomplis, nous nous mettons tous en route pour rejoindre le stade, où doivent
se retrouver tous les lutteurs des villages environnants. Cette fois, des femmes et des enfants se joignent au cortège. Celui-ci est bruyant, ça chante et ça danse. Certains se munissent de
branches de palmier ou de bâtons pour scander le rythme des chants. Nous sommes les seuls toubabs au milieu de cette foule en liesse, c’est impressionnant, mais Chicco ne nous lâche pas d’une
semelle. Il n’y a de toute façon aucune agressivité, au contraire, une fois la curiosité passée, nous sommes intégrés dans le groupe.
Nous arrivons au « stade », un grand terrain poussiéreux. Il y a déjà beaucoup de monde, les luttes
inter-villageoises peuvent commencer. Un peu partout, les lutteurs s’affrontent. Il n’y a pas d’inscriptions préalables, chaque lutteur peut « inviter » un adversaire qui est libre
d’accepter ou pas. Ils commencent par tourner prudemment l’un autour de l’autre, préparant leur attaque très rapide. Le gagnant est celui qui réussit à faire toucher les épaules de son adversaire
au sol. Il n’y a aucune agressivité dans les gestes, aucun acharnement malsain. Lorsqu’un lutteur bien connu emporte la victoire, ses supporters accourent sur le terrain pour l’acclamer. Autour
du terrain, les enfants s’essayent à la lutte, des groupes de danseurs se forment. Au bout de deux heures environ, nous décidons de rentrer à M’Lomp où nous allons passer la nuit dans un centre
d’accueil de mères célibataires géré par deux religieuses. Chicco nous ramène en moto, en deux trajets. Sur la route, nous croisons un groupe excité et muni de bâtons. Je crains les ennuis, mais
ils ne pensent qu’à la fête. Entre la lutte, le vin de palme et les bâtons, nous constatons avec bonheur qu’il n’y a eu aucun débordement. Et pendant ce temps, sur les forums, on prétend qu’aller
en Casamance relève de l’inconscience…
Après ces semaines sans eau chaude et parfois sans électricité, nous décidons de terminer par un logement plus
confortable au Cap Skirring, la station balnéaire de Casamance, et nous rendons au « Bolong Passion » tenu par un sympathique couple belgo-sénégalais, Thierry et Anne-Cécile. A notre
disposition, une maisonnette avec deux chambres et kitchenette. On apprécie la douche bien chaude, le simple geste de pouvoir tirer la chasse nous contente… Les liens se nouent avec nos hôtes,
les enfants font la connaissance de Guylain, 11 ans, le fils d’Anne-Cécile. Celle-ci, adorable et rigolote, nous raconte des histoires mystérieuses au sujet de Cabrousse, le village voisin. On y
fête la fin de la récolte également, mais contrairement au reste de la Casamance, les toubabs ne sont pas tolérés. L’un d’entre eux aurait même été fortement molesté il y a quelques années pour
avoir voulu être trop curieux. Même les femmes sont tenues à l’écart. Tout se passe dans le plus grand secret, les hommes partent quelques jours dans la forêt sacrée, Anne-Cécile évoque des
sacrifices humains. Les rumeurs vont bon train dans cet environnement mystérieux…
Au Cap, nous profitons des belles vagues de l’océan et de la magnifique plage désertée et invitons Chicco à passer deux
jours avec nous.
Nous sommes le 12 février, de retour à Ziguinchor pour y reprendre le bateau. C’est avec regret que nous quittons la
Casamance, mais bien décidés à y revenir. Chicco et les enfants font déjà le projet de se revoir dans quelques années pour aller camper en brousse…